8.
Pendant que j’étais assis dans la Salle de Repos, Mme Cochrane est venue et elle m’a dit que je devais allez chez le dentiste le lendemain, que c’est les règles à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes. Je lui ai attrapé le bras et je l’ai mordue comme Cari mais elle m’a flanqué une baffe en pleine poire alors je me suis mis à hurler de toutes mes forces aussi fort que j’ai pu : « Je vais tuer quelqu’un ! Je vais tuer quelqu’un ! »
Elle m’a laissé tout seul dans la Salle de Repos. Mais quand j’irai chez le dentiste je vais le tuer. Je déteste le dentiste. Chez nous je suis obligé d’y aller. Manman m’emmène.
La première chose déjà en entrant c’est l’odeur. J’ai tout de suite des haut-le-cœur et ça me fait peur. Quand on ouvre la deuxième porte à l’intérieur y a une sonnerie. Y a une fenêtre dans le mur qu’on peut pas voir à travers et derrière y a une infirmière qui la fait glisser pour l’ouvrir et qui demande mon nom. Et puis je m’assieds. Tout est coi sauf l’aquarium qui fait des bulles. De la musique sort du plafond. Sur les murs y a des photos d’enfants qui me plissent les yeux tout contents contents.
La porte s’ouvre et l’infirmière dit mon nom avec un sourire de vingt mètres. Y faut que j’entre. Je vais dans le cabinet, y a de l’eau qui glougloute et elle me fait asseoir dans le fauteuil pour s’allonger et elle le renverse en arrière et me colle un bavoir et puis un truc derrière la nuque.
La fraise – ce nom-là c’est comme le sourire de l’infirmière – pend au-dessus de moi avec toutes ses roulettes, ses fils et ses tuyaux. Ça s’abaisse. Y a différentes pointes qu’il adapte au bout. Chacune est spécialement faite pour me faire du mal.
Et alors je reste assis là et rien ne se passe mais j’entends un enfant juste à côté qui hurle. Puis l’infirmière rentre et elle me dit : « Ouvre. » Elle parle tout doucement. Tout le monde chez le dentiste parle tout doucement et ça me file des trouilles terribles. Et elle me plante des couteaux dans les gencives et elle me racle les dents.
Et puis le Dr Stahl rentre très très vite, il est toujours très très pressé et fait semblant d’être content content mais je sais bien que c’est pas vrai pasque je lui ai envoyé un coup de pied dans les couilles une fois. C’était quand j’avais cinq ans. Mais maintenant je sais qu’il faut se conduire comme un petit garçon bien élevé et comme un bon citoyen chez le dentiste. Il a la roulette et moi j’ai rien. Le Dr Stahl regarde mes papiers puis il regarde dans ma bouche puis il regarde mes papiers puis il regarde dans ma bouche. Il a un miroir au bout d’un manche et il regarde dans ma bouche (des fois je fais semblant d’être lui avec une cuiller mais dedans on se voit à l’envers) et je lui demande si j’ai des caries mais tout ce qu’il dit c’est « Ouvre ».
Alors il sort tous ses instruments et il fait des bruits sur mes dents en disant : « Toc, toc, toc, qui est là ? »
Il essaie d’être drôle mais y a vraiment pas de quoi. Il dit : « Si je te fais mal, dis-le-moi », et puis je peux plus rien dire du tout pasqu’y m’enfonce son poing dans la bouche. Puis il prend un machin pointu et il me le plante dans la dent et il le tortille et je sens de l’électricité qui me traverse partout et je me tourne sur le fauteuil tellement ça fait mal. Alors il dit : « Et maintenant voyons l’étage en dessous. »
Il regarde mes papiers et il écrit des choses dessus. Je lui demande : « S’il vous plaît, j’ai des caries ? Va falloir me passer la fraise ? » Et le Dr Stahl : « Ouvre ».
Il visse une chose de métal sur ma bouche avec du coton dedans et il met l’espèce de suceur sous ma langue et ça aspire toute ma bouche et ma langue et il prend la fraise et il la met dans ma bouche et le bruit commence comme des avions à réaction qui décollent à l’intérieur de ma tête et il se met à faire très chaud et la tête me tourne et ça fait tellement mal que j’ai l’impression de m’enfoncer dans la terre et il est complètement penché au-dessus de moi et je vois sa figure de très près et il sourit plus du tout. J’ai mal, j’ai mal. J’essaye de lui dire d’arrêter rien qu’une seconde mais je peux pas pasqu’il est toujours en train de me passer à la fraise et si je bouge il va me couper la langue en deux. Tellement que j’ai mal je me mets presque debout et lui il me retient avec son coude. Et puis j’entends une sirène dans ma tête, celle d’une ambulance qui vient me chercher. La fraise traverse ma bouche et s’enfonça dans ma tête et mon sang à l’intérieur de moi me fait mal. Personne ne viendra à mon secours. Personne ne viendra à mon secours. Personne.
Quand je sors du cabinet ma manman me dit : « Eh bien, tu vois bien que ça n’était pas si terrible, hein ? »
Et, hier soir, à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes, j’ai pensé au dentiste et je m’ai endormi en pleurant, pasque j’ai peur et manman est même pas là. Je veux rentrer chez nous.
Et ce matin à la place du petit déjeuner je suis allé à la Salle de Jeux et j’ai regardé par la fenêtre pasqu’y avait personne. Je regardais passer les voitures et je me demandais si y avait pas quelqu’un qui allait chez moi. Et puis j’ai entendu la porte de la Salle de Jeux qui s’ouvrait. Mais je m’ai pas retourné. Je voulais voir personne.
Y a pas eu un seul bruit pendant un moment et puis j’ai entendu chanter. C’était un homme. Il chantait : « Je suis seul, ce soir, avec mes peines, je suis seul ce soir… »
C’était très doux. Je regardais par la fenêtre. Je me retournais pas. Il a encore chanté. Il chantait bien.
(Je suis bon en musique à l’école. Le prochain semestre je serai dans la chorale. Mlle Allen a promis. Une fois on a eu une chanson, Trois Petits Agneaux, et Mlle Allen a choisi trois élèves pour la chanter en assemblée générale. Y avait Kenny Aptekar, Gary Faigin et moi. J’ai pu manquer deux classes de sciences naturelles grâce à ça. Et puis y a une autre chanson, les Tailleurs de pierre, y a un refrain qu’on fait exploser les rochers à la dynamite et y faut crier « feu ! » comme ça tout fort, crier, pas chanter. D’ailleurs c’est écrit en majuscules FEU ! ça veut dire qui faut crier. Mais tout le monde a peur pasque si on est le seul à crier, on a l’air idiot. Mais Mlle Allen elle est sympa. Un jour, en musique, quelques jours après l’assemblée générale avec le brigadier Williams, on chantait Apporte-moi la paix, ô grand fleuve, et y avait que moi qu’arrivais à chanter la deuxième voix. Alors Mlle Allen elle m’a fait lever et chanter tout seul. Harold Lund s’est moqué de moi et m’a dit que j’étais une chochotte et j’ai eu honte. Et puis quelqu’un est entré dans la classe. Et c’était Jessica. Elle apportait un mot de Mlle Verdon, la prof de dessin. Mlle Allen m’a dit de continuer à chanter pendant qu’elle lisait le mot. Alors j’ai fait quelque chose. Je m’ai mis à chanter Heartbreak Hôtel, c’est super, mon vieux. C’est Elvis, je peux l’imiter à la per-fec-tion. J’ai chanté de plus en plus fort, de plus en plus fort et j’ai fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, Jessica me regardait même pas et je m’ai arrêté. Mais quand elle est partie elle m’a regardé et elle m’a fait une sorte de sourire.)
Je me rappelais tout ça en regardant par la fenêtre de la Salle de Jeux et puis la personne qui chantait a dit quelque chose :
— Puis-je vous offrir un Globo ?
C’était le roux. Je lui ai pas dit de réponse.
Il a rechanté : « Je suis seul ce soir… »
Les voitures passaient devant la fenêtre et soudain j’ai cru voir la nôtre et j’ai cogné au carreau mais je m’étais trompé.
« Je suis seul ce soir… »
Je l’ai regardé s’éloigner et j’ai pensé : Peut-être que c’est notre voiture mais que mes parents veulent plus de moi à cause de ce que j’ai fait à Jessica.
— J’ai dit : puis-je vous offrir un Globo ? répéta l’homme aux cheveux roux.
— Non, j’ai dit.
Et alors je l’ai plus entendu chanter. Mais j’ai pas regardé. Seulement je l’ai entendu faire péter une balle de Globo et dire merde.
— Faut pas dire des gros mots, j’ai dit. C’est pas bien élevé.
— Bah, faut pas mâcher de Globo non plus, il a dit. Seulement j’aurais jamais de caries si j’en mâche pas, hein ?
— Ça donne des caries.
— C’est bien ce que je dis.
Je m’ai retourné. Il était assis dans une chaise de petit gosse.
— Mais faut pas avoir de caries, j’ai dit.
— Ah oui, pourquoi ça ?
— Faut pas, c’est tout.
Je m’ai mis vraiment en rogne et je m’ai retourné vers la fenêtre. Et l’homme a dit :
— Je sais, je sais.
Je m’ai assis dans la petite chaise orange près de la fenêtre, et j’ai balancé des sortes de coups de pied dans le tapis qui donne des fois comme des secousses électriques.
— J’aime avoir des caries, a dit l’homme roux. Je veux des plombages dans toutes mes dents avant qu’il soit trop tard. Mon dentiste en a plus pour très longtemps. Il va pas tarder à se suicider.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi y va se suicider ?
— Bah, a fait l’homme roux en faisant éclater une nouvelle bulle de chouimegomme, pasqu’il est dentiste. T’en ferais pas autant, toi ?
— Comment ça ?
— Bah, tout le monde déteste les dentistes, non ? Même les fils de dentistes. Le fils de ce type-là le déteste mais c’est pour une autre raison. Tu vois, quand il était petit, le dentiste a décidé de faire semblant qu’il n’était pas dentiste, pour que son fils le déteste pas. Il a dit à son fils qu’il était joueur professionnel de baseball. Il s’est fait faire une tenue de l’équipe des Tigres et tous les jours il la mettait pour partir et pour rentrer chez lui, seulement avant de rentrer il s’arrêtait pour salir sa tenue. Il faisait écrire des faux articles de journal sur lui, avec son nom, et il les mettait dans les pages sportives des journaux. Mais quand le gosse a commencé l’école, personne avait jamais entendu parler de son papa, alors le dentiste a fait imprimer plein de fausses images de baseball avec sa photo et son nom pour les faire mettre dans les Globo dans les boutiques autour de l’école de son fils.
« Pour finir, il est devenu l’ami de Ozzie Virgil, qui joue troisième base dans l’équipe des Tigres, il l’invitait à dîner au restaurant avec sa femme, il soignait les dents de son fils gratuitement. Et Ozzie accepta de rentrer dans son jeu. Et quand le gamin eut huit ans, le dentiste se décida à l’emmener voir un match. Le petit était tout excité. Malheureusement pour eux, ils arrivèrent trop tôt aux vestiaires et Ozzie Virgil n’était pas encore arrivé. Ils se sont donc fait refouler. En repartant, ils tombent sur Ozzie qui arrivait et qui dit aussitôt : « Salut Stan ! Content de te voir, figure-toi que Joey vient de perdre un plombage, est-ce que Gladys pourrait te l’amener cet après-midi ? »
« Il y a cinq ans de ça. Le fils du dentiste lui a plus adressé la parole depuis. Il ne va pas tarder à se tuer, c’est une question de jours, peut-être.
J’ai traversé la Salle de Jeux jusqu’au coffre à jouets. Y avait une poupée dedans, une fille qui avait des cheveux bruns avec des rubans dedans comme Jessica. Elle avait pas d’habits du tout et j’ai eu mal au ventre. Et aussi j’avais peur d’aller chez le dentiste.
— Y faut que j’y aille aujourd’hui, que j’ai dit à l’homme roux.
Il a fait oui avec la tête, les yeux fermés, comme s’il le savait déjà.
— Au fait, Gil, qu’il m’a fait, je m’appelle Rudyard.
Il avait une autre poupée dans le coffre, une blonde sans rubans dans les cheveux. Je l’ai lancée contre le mur et ses bras sont tombés. J’avais tellement mal au ventre que je pouvais à peine tenir debout. C’était comme si j’avais de la glace à l’intérieur de mon derrière, très haut dans mes intérieurs. Y fallait absolument que j’aille au cabinet.
Je m’ai mis à avoir des larmes dans les yeux. Je m’ai mordu la lèvre. J’ai regardé l’homme aux cheveux roux, j’ai regardé Rudyard et lui y m’a regardé comme ça avec ses yeux. Y s’est levé, il est venu vers moi en tirant un mouchoir de sa poche et il a essuyé mes yeux tout doucement.
— Qu’est-ce qu’il y a comme poussière, ici, qu’il a dit. Ça donne des allergies, ça irrite les yeux.
Alors je m’ai mis à pleurer et il a mis sa main sur ma tête.
— Rudyard, y faut que j’aille au cabinet, y a quelque chose qui va pas dans mon ventre. J’ai peur. J’ai peur du dentiste.
Alors il a fait comme ça, là, avec sa main derrière ma tête et sur mon cou, y m’a un petit peu serré sur ma tête et y m’a pris contre lui et y sentait comme mon papa.
— Rudyard, y faut que j’aille au cabinet seulement j’y suis jamais allé ici et je sais pas où y en a un.
— Moi si, et c’est un cabinet très bien en plus.
Moi je pleurais.
— Rudyard, j’ai quelque chose qui va pas. Je suis différent que tous les autres.
Rudyard a un peu pressé ma tête, il a fait comme ça encore à mes cheveux et je m’ai serré contre lui.
— Moi aussi, Gil, allons-y.
Aujourd’hui j’ai eu une lettre. J’ai cru que c’était Jessica mais non.
Le 7 décembre
Cher Gil,
Je viens d’avoir le Dr Nevele au téléphone et il m’a dit qu’il faudrait encore attendre un peu avant de venir te voir aux Pâquerettes, alors j’ai décidé de m’asseoir pour t’écrire ce petit mot pendant que je pense à toi.
Comment vas-tu mon chéri ? Tu nous manques beaucoup à ton père et à moi (et à Jeffrey) et nous sommes tous impatients de te voir de retour à la maison. Nous savons que toi aussi tu es impatient et c’est pour cela que je t’écris cette petite lettre.
Le Dr Nevele a l’air d’un type vraiment formidable. Papa et moi nous le trouvons très sympathique, Gil, et nous pensons que ce serait vraiment dommage, avec tout le travail qu’il fait pour t’aider, il ne demande qu’à te rendre service, il faut que tu en fasses autant, ce n’est que justice, tu ne trouves pas ? Il sait un tas de choses sur les petits garçons et sur ce qui les fait faire ci ou ça, ce ne serait pas bien de lui faire perdre son temps. C’est ce que nous pensons et nous sommes persuadés que tu seras d’accord avec nous. Nous savons tous que tu regrettes sincèrement ce que tu as fait et que tu ne demandes qu’à réparer tes torts le plus vite possible et donc que tu vas décider d’aider le Dr Nevele a découvrir ce qui ne va pas en toi pour pouvoir te guérir vite vite et te renvoyer à la maison.
Comme ce sera merveilleux mon petit chéri, tu ne trouves pas ? Mais si bien sûr, et je sais que tu vas faire tout ce qui est en ton pouvoir pour que ça arrive très vite.
Mais tu sais, fiston, tu n’es pas le seul à avoir besoin de l’aide d’un médecin pour découvrir ce qui a bien pu te pousser à faire cette chose terrible à Jessica. Ton père et moi nous allons aussi voir un docteur. Quelqu’un que le Dr Nevele nous a recommandé pour que nous lui demandions s’il pense que nous avons peut-être commis une erreur, mal joué notre rôle de parents. Nous avons découvert que papa connaissait déjà ce médecin qui est membre de son club et donc nous allons tous déjeuner ensemble la semaine prochaine pour en parler. Je me réjouis à l’avance, je suis sûre que ce sera formidable !
La mère de Jessica est revenue nous voir l’autre soir. Elle va encore très mal. Nous l’avons invitée à rester dîner mais elle n’a pas voulu. Je crois qu’elle est encore très en colère de tout ce qui s’est passé. Jessica est sortie de l’hôpital maintenant. Elle a parlé de t’écrire une lettre mais sa mère lui a dit qu’elle ne pouvait pas ; alors, surtout, ne sois pas déçu si tu ne reçois rien. Nous sommes sûrs que tu comprendras, tu es un jeune homme tellement intelligent. Pour tout dire, ton père et moi nous pensons même que ce ne serait pas une très bonne idée que tu la revoies. Sa mère l’a inscrite dans une école privée pour le début du prochain trimestre et cela vaut sans doute mieux ainsi. Nous savons qu’un petit garçon aussi intelligent que toi n’aura aucun mal à comprendre tout ça.
Ah, au fait ! Kenneth est venu ce matin et il a apporté pour toi quelques photos de joueurs de baseball qu’il te devait a-t-il dit. À propos, tu as vu les Tigres ? Nous ne savons pas si vous regardez les matches à la télé aux Pâquerettes, mais ils commencent vraiment leur saison très fort ! La semaine dernière, papa a emmené Jeff au match et ils se sont amusés comme des fous ! Ils se sont tellement amusés qu’ils se sont promis d’y retourner la semaine prochaine, et, cette fois, oncle Paul leur prêtera sa loge, tu te rends compte ! Dommage que tu ne puisses y aller avec eux. Mais ce n’est que partie remise !
Le Dr Nevele dit que ce ne serait pas une très bonne idée de t’envoyer les photos que Kenneth a apportées, alors je te les mets de côté pour quand tu rentreras. De toute manière tu n’aurais pu les échanger avec personne, aux Pâquerettes. Tu les trouveras donc ici en rentrant. Et peut-être d’autres petites choses. Tu te souviens de ce dinosaure dont tu avais envie, chez Maxwell ? Papa et moi nous sommes d’accord pour te l’offrir ! Alors, si tu es gentil et que tu décides d’aider le Dr Nevele, lui aussi t’attendra à la maison pour fêter ton retour !
Voilà, c’est à peu près tout ce que je vois comme nouvelles à te donner. S’il te plaît pense bien à aider le Dr Nevele pour pouvoir venir retrouver tous tes jouets à la maison. Comme nous serons tous heureux ce jour-là ! tu te rends compte ?
Baisers affectueux
de Maman et Papa.